Une Lettre de la captivité : la lettre aux Philippiens

Nous publions le septieme article de Joseph Grifone sur saint Paul.

La ville de Philippe, en Macédoine

La lettre aux Philippiens a été écrite par saint Paul alors qu’il se trouvait en captivité. L’Apôtre y fait mention lui-même (1, 7.13.17). L’opinion traditionnelle la situe à l’époque de la première captivité à Rome, donc dans les années 62-63. Cependant certains indices (cf. ci-dessous) invitent à penser qu’elle a été écrite vers 54-57, probablement depuis Éphèse, durant un emprisonnement dont, il est vrai, les Actes ne parlent pas[1].

Cette lettre, qui est considérée authentique par tous les spécialistes, nous révèle tout particulièrement la profondeur des sentiments de Paul, sa capacité d’aimer avec un amour plein d’affection et de finesse. Chargé de chaînes dans l’obscurité d’une prison, l’Apôtre ressent encore plus fort les liens qui l’attachent à ses enfants spirituels. Même la polémique avec ses adversaires, qui s’était exprimée avec force dans les lettres aux Corinthiens, s’estompe pour ne laisser place qu’au langage du cœur dans une conversation pleine d’émotion et de délicatesse.

Philippes

Le nom de la ville de Philippes résonne d’une manière particulière à ceux qui sont familiers avec la vie et les écrits de saint Paul. On était vers la fin de l’année 49. Paul évangélisait les contrées du nord de l’Anatolie et il aurait voulu poursuivre plus loin sa mission en Asie, quand, d’après le récit des Actes des Apôtres (16, 6-10), il fut poussé par l’Esprit à prêcher l’évangile en Macédoine. Après un voyage par mer, il parvint à Philippes, accompagné de Timothée et de Silas. Dans cette ville, la communauté juive était si petite que, ne disposant pas de synagogue, elle se réunissait au bord d’un fleuve. C’est là, près d’un cours d’eau, que Paul annonça pour la première fois le nom du Christ en Europe, à un petit groupe des femmes qui étaient venues pour la prière. Paul ne se désarma pas face à ces débuts si modestes : sans doute il évaluait pleinement l’importance de ces premiers pas qui l’amèneront ensuite jusqu’à Rome, au cœur de l’Empire. Ces gens simples répondirent d’ailleurs à ses attentes et l’une des femmes, une marchande de pourpre nommée Lydie, fut le premier fruit de son apostolat.

Les Actes racontent la fin mouvementée du séjour de Paul à Philippes, où, avec Silas, il fut emprisonné et battu de verges (16, 16-40). C’est alors qu’il partit pour Thessalonique, où, comme nous lavons vu (cf. chapitre 5), il parvint au printemps de l’année 50. La communauté de Philippes lui resta toujours fidèle : à plusieurs reprises elle lui viendra en aide financièrement, notamment durant son emprisonnement (4, 15-16). Dans sa lettre Paul n’a que des paroles de louanges pour cette communauté qui l’aida aussi dans son évangélisation (1,5) et qui eut à passer elle-même par des dures épreuves, supportées avec constance et fidélité (1, 27-30).

Ce qu'il reste de la ville

La captivité et la datation de la lettre

Bien que les Actes des Apôtres ne parlent pas d’un emprisonnement de Paul à Éphèse, la plupart des spécialistes modernes estiment que la lettre aux Philippiens ne fut pas envoyée durant la captivité à Rome (en 62-63), mais bien d’Éphèse, où nous savons que Paul eut à endurer des très dures contradictions. D’après les lettres aux Corinthiens, il passa peut-être près d’une condamnation à mort (cf. 2 Co 1, 8-9 ; 1 Co 15, 32) – encore que l’on puisse interpréter ses expressions au sens métaphorique. Ce qui fait penser à une captivité à Éphèse est que, comme il apparaît de la lettre elle-même, durant son emprisonnement Paul entretenait des échanges assez suivis avec les Philippiens (2,19. 24. 25  ; 4,18). Ces contacts semblent difficilement réalisables si Paul était à Rome : il fallait, en effet bien cinq semaines de voyages pour parcourir les 1100 km qui séparent Philippes et Rome, alors qu’Éphèse est relativement proche de Philippes. Par ailleurs Paul exprime son intention de visiter, après son élargissement, la communauté de Philippes, qu’il n’avait pas revue (2,24 ; 1,26)  : à l’époque de la captivité romaine il l’avait en fait visitée déjà au moins deux fois (cf. 2 Co 7,5  ; Ac 20,1-6) et il ne semble pas qu’il ait eu l’intention de le faire à nouveau (cf. Rm 15,24).

Enfin et surtout, le contenu, le style et les préoccupations de l’Apôtre évoquent plutôt le contexte des lettres envoyées depuis Éphèse dans les années 53-56. Par exemple, certains des adversaires contre lesquels Paul met en garde les Philippiens (3,1-21) rappellent les prédicateurs itinérants auxquels il s’était affronté à Corinthe. On peut donc supposer que cette lettre se situe à une date assez proche de la seconde lettre aux Corinthiens, puisque ses adversaires sont encore actifs. En revanche, dans les autres lettres que l’opinion traditionnelle situe durant la captivité romaine (lettres aux Colossiens et aux Éphésiens), on a l’impression que l’on se trouve dans un contexte historique et culturel différent (cf. chapitres 10-11).

L'« hymne » christologique

Si elle a été écrite d'Éphèse, la lettre aux Philippiens daterait au plus tard de l’année 57. Cette donnée a un intérêt tout particulier. La lettre contient en effet un passage (2, 5-11) d’un exceptionnel contenu dogmatique, que les exégètes considèrent prepaulinien. Saint Paul cite en effet un hymne qui devait sans doute être chanté ou récité dans les plus anciennes assemblées liturgiques  (peut-être dans la liturgie baptismale). Il est très possible qu’il ait été composé avant l’année 50-51, date à laquelle saint Paul fonda l’Église de Philippe, car, d’après le contexte, on peut penser que les destinataires de la lettre le connaissaient déjà. Saint Paul, en effet, voulant reprendre affectueusement les Philippiens, chez qui des petites discordes étaient apparues (cf. 4,2), leur rappelle l’hymne que peut-être il leur avait appris lui-même lorsqu’il fonda l’Église de Philippe, les invitant à avoir les mêmes sentiments du Christ qui régnaient dans la communauté lors de son premier passage.

Images des ruines de Philippe

L’hymne aurait ainsi été composé moins de 20 ans après la mort de Jésus. En tout cas la doctrine qu’elle renferme était connue par les Philippiens. L’on voit bien, en effet, que l’Apôtre n’a pas l’intention de donner un enseignement dogmatique sur le Christ (il le suppose connu), mais d’illustrer son enseignement moral par l’exemple du Christ. Dans ce texte, qui, rappelons-le, apparaît dans l’épistolaire paulinien lorsque les évangiles n’existaient pas encore, est contenue toute la dogmatique christologique : l’affirmation de la divinité du Christ, de sa préexistence éternelle, et aussi de son incarnation, de l’intégrité de sa nature humaine, de sa passion et de son identification à la volonté du Père et enfin de son exaltation pour tous les siècles.

Voici le texte :

« Ayez donc entre vous les mêmes sentiments qui furent ceux du Christ Jésus :

Lui qui, étant de condition divine,

ne retint pas jalousement

le rang qui l’égalait à Dieu.

Mais il s’anéantit lui-même,

prenant la condition d’esclave

et devenant semblable aux hommes.

S’étant comporté comme un homme,

il s’humilia plus encore,

obéissant jusqu’à la mort

et à la mort sur une croix !

Aussi Dieu l’a-t-il exalté

et lui a-t-il donné un Nom

qui est au-dessus de tout nom,

pour que tout, au nom de Jésus,

s’agenouille, au plus haut des cieux,

sur la terre et dans les enfers,

et que toute langue proclame

deJésus-Christ qu’il est Seigneur,

à la gloire de Dieu le Père »

Il est impressionnant de voir que l’essentiel du dogme christologique était professé dans les plus anciennes communautés chrétiennes, bien avant que paraissent les premières rédactions évangéliques. Ce qui témoigne, encore une fois, du lien de Paul avec la tradition qui, quelques années après, sera consignée dans les évangiles.

 

[1]   Il ne faut pas oublier, en effet, que les Actes présentent l’histoire de Paul avec une perspective particulière (cf. chapitre 2) et qu’ils n’ont pas forcément recueilli tous les événements de la vie de saint Paul. Cf. par ailleurs, 2 Co 11,23 où Paul fait référence à des emprisonnements –au pluriel-, alors que d’après les Actes des Apôtres, on aurait dû compter uniquement celui de Philippes.