L'itinéraire de la foi chez saint Clément d’Alexandrie

Les Pères de l'Église sont les grands saints qui ont façonné la pensée chrétienne. Ils ont vécu aux premiers siècles de l'Église mais leur enseignement reste d'une étonnante actualité. L'abbé Patrick Pégourier vous présente, dans cette rubrique, certains thèmes développés par ces personnalités hors norme. Aujourd'hui : "L'itinéraire de la foi chez saint Clément d'Alexandrie".

Nous ne connaissons pas exactement ses origines : il a dû naître à Athènes vers 150, de parents païens ; son nom romain est peut-être celui du maître qui l’affranchit. En tout cas, il reçut une solide formation littéraire, et deux rencontres furent déterminantes dans sa vie :

‒ celle du Christ auquel il se convertit, dans des circonstances que nous ignorons ;

‒ celle de Pantène, un maître de renom, au terme d’une longue quête itinérante : « Celui que j’ai rencontré, le dernier, et qui était le premier pour la valeur, je l’ai trouvé caché en Egypte, et je n’en ai plus cherché d’autre que lui. C'était lui, la véritable « abeille de Sicile »[1] qui, butinant les fleurs de la prairie des prophètes et des apôtres, faisait naître dans les âmes de ses auditeurs une science immortelle »

Pantène avait ouvert à Alexandrie – carrefour des cultures - une école privée où se réunissaient librement des auditeurs de toute croyance - païens, juifs, philosophes, même des hérétiques -, cultivés mais désireux de s’instruire.

De disciple, Clément devint maître par la suite. Dans son enseignement, il s’efforça d’établir l’alliance entre l’Évangile et la culture. Grâce à lui, Alexandrie devint le berceau de l’hellénisme chrétien. Il eut Origène pour disciple. « Si, dès cette époque, Rome était le cœur de l’univers catholique, Alexandrie en était déjà le cerveau »[2]. Mais la persécution déclenchée par Septime Sévère en 202-203 ferma l’école. Clément s’exila en Cappadoce où il continua à rédiger ses ouvrages, jusqu’à sa mort en 215.

Saint Clément apparaît comme l’initiateur d’une longue tradition dans l'histoire du christianisme. Il est en effet :

‒ le premier écrivain chrétien à concevoir un programme complet de formation spirituelle, calqué sur le programme traditionnel d'enseignement de la philosophie ;

‒ le premier à concevoir le christianisme comme une méthode d'accomplissement spirituel individuel, comme une école de sagesse ;

‒ le premier à oser assumer, en tant que chrétien, toute la tradition poétique et philosophique grecque. À ses yeux, pensée chrétienne et pensée profane, loin de se repousser l’une l’autre, semblent s’adresser un mutuel appel, et il éprouve la vocation d’être l’artisan de leur symbiose : la philosophie « est un travail préparatoire, elle ouvre la route à celui que le Christ rend ensuite parfait »[3]. Clément est l’un des hérauts du dialogue entre foi et raison dans l’histoire de l’Église.

« Le merveilleux éveilleur d’âmes »:

Il se plaît à reconnaître chez les philosophes et les poètes des étincelles de vérité, signe manifeste à ses yeux qu'ils ont été inspirés, à leur insu, par le Logos divin. Mais il propose de franchir une étape nouvelle en reconnaissant d’abord le Logos véritable, Jésus-Christ, qui s'est incarné, puis en répondant sans hésiter à son appel pour être conduit par lui au Salut. Suivre le Christ, c’est renoncer à la séduction des sirènes de l'erreur pour entrer avec lui dans le chœur des élus qui chantent la gloire du Père, et, une fois devenus « portraits du Logos », retrouver la ressemblance originelle avec Dieu. Clément, se fait lui-même séducteur : il attire par sa spontanéité, sa sensibilité, son imagination toujours en éveil. L’attraction qu’il exerce est, pour le bienheureux Newman, comparable à celle d’une musique. Clément l’illustre à travers la gracieuse légende du grillon d’Eunome de Locres[4], et cela lui donne l’occasion d’inviter son lecteur à prêter l’oreille à un chant nouveau, le chant du Verbe qui, tout à la fois, apprivoise les hommes et les rend vertueux, ordonne et soutient l'univers, guérit et libère. « Voyez la force de ce chant nouveau (…) Ceux qui étaient morts, qui n’avaient point part à la vie vraie et réelle, quand ils ont seulement entendu ce chant, ils sont redevenus vivants »[5].

« Depuis longtemps, le Christ, en tant que Verbe de Dieu, était l’auteur des créatures raisonnables. Mais aujourd’hui, il vient d’apparaître aux hommes lui-même, ce Verbe divin, dualité une, Dieu et homme, la cause pour nous de tous les biens : ayant appris de Lui à bien vivre, nous sommes introduits dans l’éternelle vie »[6].

Le parcours d’accès aux mystères chrétiens

Clément a le souci constant de convertir, d’éduquer, d’élever l’âme de ses contemporains. La perfection n’est pas hors de portée. On y parvient progressivement, par une pédagogie appropriée. Ce parcours se reflète dans sa « trilogie » destinée à accompagner la maturation spirituelle du chrétien [7]:

‒ le Protreptique, « livre du seuil », est une « exhortation » adressée à celui qui commence, au païen qui cherche le chemin de la foi ;

‒ le Pédagogue est un manuel d’éthique chrétienne : il s’adresse au converti, afin d’achever sa formation humaine et spirituelle. Clément soumet à la réflexion du philosophe le message moral du christianisme et note que vivre bien, c’est en toute chose vivre d’une manière raisonnable : le manger, le boire, la maison et le mobilier, les fêtes et les plaisirs, le sommeil et le loisir, la musique, la danse, la toilette et les parures, le bain, les onguents, les relations sociales et la vie conjugale. Saisies sur le vif du quotidien, voici quelques illustrations de la vie nouvelle de communion avec Dieu par la foi, l’espérance et l’amour [8] :

-Nourriture : « manger pour vivre, car la nourriture n’est pas notre simple choix, ni le plaisir un but, mais c’est pour aider notre séjour ici-bas. Que cette nourriture soit simple et sans recherche ».

- Boisson : « les jeunes, garçons et filles, doivent se garder le plus possible de l’usage du vin, car il ne convient pas de verser sur un âge bouillant le plus chaud des liquides, le vin, comme si on apportait du feu à un feu ».

-« L’usage excessif des parfums et onguents a la saveur des funérailles et non de la vie conjugale ».

- Vêtements et bijoux : « on tissera pour la femme un vêtement sans rugosité et doux au toucher, sans l’orner à l’excès et en évitant l’extravagance. Les femmes obscurcissent leur véritable beauté lorsqu’elles la couvrent d’or ». « Celles qui s’occupent avec tant d’affection et d’attache pour orner ce qui est extérieur ne s’aperçoivent pas ordinairement que ce qui est dans l’intérieur et dans le fond de l’âme demeure inculte et stérile ».

- le mariage : « s’exposer et céder aux passions est la servitude extrême, tout comme les dominer est la seule liberté. La divine Écriture dit de ceux qui ont enfreint les commandements qu’ils ont été vendus aux étrangers, c’est-à-dire aux péchés qui s’opposent à la nature, jusqu’à ce que, s’étant convertis, ils se soient repentis. Il faut donc garder le mariage pur, comme une sorte d’image sacrée, à l’abri de toute souillure ; nous nous éveillerons des rêves avec le Seigneur, nous nous en irons au sommeil dans l’action de grâces et dans la prière ».

‒ les Stromates, « Mélanges », ouvrage inachevé constitué autour de deux thèmes dominants : les rapports entre le christianisme et la philosophie grecque ; la description de la vie parfaite chez le sage, parvenu à maturité.

De l’image à la ressemblance

« Dans son ensemble, la catéchèse clémentine accompagne pas à pas le chemin du catéchumène et du baptisé pour que, avec les deux « ailes » de la foi et de la raison, ils parviennent à une profonde connaissance de la Vérité, qui est Jésus-Christ »[9]. Une connaissance qui est alors réalité vivante, force de vie, union d’amour transformatrice : elle « ouvre les yeux, crée la communion avec le Logos qui est vérité et vie (…) Là, le chrétien parfait atteint la contemplation, l’unification avec Dieu »[10]. Saint Clément reprend la doctrine selon laquelle la fin ultime de l’homme est de devenir semblable à Dieu : d’un point de vue humain, c’est un défi insurmontable ; du point de vue de Dieu, c’est un chemin ouvert dès l’origine dans son cœur : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance[11]. Au moment de sa création, l’homme a reçu la connaturalité avec Dieu, en vertu de laquelle il est déjà, en lui-même, à l’image de Dieu. Passer de l’image à la ressemblance dépend désormais de sa bonne volonté. Comment y parviendra-t-il ? En vivant selon le mode qui l’a fait venir à la lumière du jour : en rendant amour pour amour : « Il convient que nous donnions un amour de réciprocité à celui qui, par amour, nous guide vers la meilleure vie (…), que nous accomplissions, par ressemblance, les œuvres du Pédagogue. C’est ainsi que se réalisera pleinement la parole : selon l’image et la ressemblance [12] (…). Quant à nous, fils d’un Père bon, enfants d’un bon Pédagogue, réalisons la volonté du Père, écoutons le Verbe, imprimons en nous la vie pleinement salutaire de notre Sauveur. Pratiquant dès maintenant sur terre la vie céleste qui nous divinise, recevons l’onction de joie toujours jeune, du parfum de pureté, en considérant le mode vie du Seigneur comme un exemple éclairant d’incorruptibilité et en suivant les traces de Dieu »[13] .

[1] Stromates, 1, 1, 11 : surnom attribué à Pantène.

[2] F. Prat, Origène, Paris 1907

[3]Protreptique I, V, 28. Il interprète la philosophie comme « une instruction propédeutique à la foi chrétienne », Jean-Paul II, Fides et Ratio n° 38. Lire dans cette encyclique la problématique de la rencontre foi-raison et ses premières étapes : n°s 36-41.

[4] Anecdote déjà racontée par Strabon dans sa Géographie VI 1, 9. Locres était une colonie grecque de la Grande Grèce, dans la région de Calabre. Dans une joute mélodique, alors qu'il tentait de surpasser son rival, Eunome cassa une corde de sa cithare. C'en était fait de ses espoirs…, lorsque, se posant sur le manche de l'instrument, un grillon suppléa par son chant à la corde manquante, assurant au Locrien une victoire… sur le fil.

[5]Protreptique I, 5, 3-4.

[6]Id. I, 7, 1.

[7] Sur ce parcours, c’est le Christ lui-même qui se fait l’exhortateur des hommes, pour qu’ils s’engagent de manière décidée sur le chemin de la vérité ; ensuite Pédagogue ou éducateur de la vie vertueuse pour ceux qui, par leur baptême, sont désormais devenus fils de Dieu ; enfin didascale ou maître qui propose les enseignements les plus profonds.

[8] Citations tirées du Pédagogue : II, 1, 4 ; II, II, 21-23 ; VIII, 61-76 ; X, 111 ; III, 2. La dernière est des Stromates II, XXII.

[9] Benoît XVI, audience du 18 avril 2007.

[10] Ibid. [11]Gn 1, 26.

[12]LePédagogue, I, 111, 9, 1.

[13]Ibid. I, 12, 98.